LA HAIE DANS LE BOCAGE URBAIN. 4.

Je poursuis la mise en ligne de mon livre La Haie dans le Bocage Urbain (2016).


Chapitre 4: Bocage de l’île Bizard


Localisation du bocage de l'île Bizard.

Parcelle de maïs cultivé.


Un bocage de 200 ou 300 ans…

Les premiers colons sont arrivés sur l’île Bizard en 1735 et vers 1815, toute l’île est divisée en rangs de longues parcelles typiques de la région. Certains coins ont donc près de trois cents ans d’histoire.

Ce beau milieu insulaire est singulier à n’en pas douter. Du point de vue agricole et écologique l’île Bizard permet d’imaginer une île de Montréal qui aurait conservé ses bocages d’origine jusqu’à nos jours. L’histoire en a décidé autrement… mais je propose que Bizard représente le potentiel écologique que la région réserve de façon inhérente. Nous serions bien éclairés de s’en inspirer pour de nouveaux aménagements plus ouverts à la biodiversité.

Les terres partagées de l'île Bizard en 1979.


On témoigne aujourd’hui à Bizard, sur une assez grande échelle, d’une longue occupation rurale et de l’évolution de son bocage. Bien sûr les terrains de golf (ces sombres nuages qui planent au-dessus des paysages…) occupent aujourd’hui une part importante de l’île, les quartiers résidentiels se développent rapidement, mais c’est l’emprise gargantuesque d’une autoroute projetée qui est l’ombre la plus sinistre…


Muret de pierre (ici à Laval).


Les photos aériennes de 1949 nous montrent par endroit 200 ans d’évolution du territoire agricole qui n'a alors que très peu connu d’urbanisation. Depuis le défrichement, principalement vers 1800, et l’occupation permanente de ce territoire, tant la nature du sol, la présence de différents milieux naturels (boisés, milieux humides, rivages naturels, etc.) que les pratiques agricoles ont donné un bocage qui a eu la chance de connaître une maturation rare et exceptionnelle.


Croissance des haies et des boisés. 1970-2010. AdM.


Les photos-satellites plus récentes laissent deviner une richesse écologique: en effet toutes les parcelles sont insérées dans réseau de haies arborées bien développées, structurées en strates, pleines et exubérantes. Le maillage est dense. On y voit encore un milieu agricole avec des boisés, des ruisseaux et des fossés, des parcelles en culture, en friche ou en jachère: un véritable bocage, quoi!


Évolution du bocage: 1949 (photo: AdM). Haies, boisés et vergers soulignés.

Je suis donc venu ici afin d’échantillonner les espèces ligneuses et d’avoir ainsi une idée de la composition de ces belles haies. Quelles espèces y trouve-t-on? Les haies ont-elles une structure en strates, une morphologie particulière? Pourrai-je en tirer des principes applicables en d’autres milieux, au Champ des Possibles par exemple? C’est après tout la raison de cette étude.


Haies et boisés en 1973. Haies, boisés, friches arbustives en 2010. 


La biodiversité demande de l’espace et ses processus demandent du temps afin de démontrer leurs expertises. Le simple geste des colons sortant les pierres de leurs champs puis faisant des tas entre les parcelles est à la base du réseau de haies ici. Au labeur éreintant des uns ont répondu l’adaptabilité et d’inventivité et des autres: une haie: ça veut!


Les haies sont ici matures et abritent une superbe variété de végétaux. L’organisation en strates de ces rubans arborés est la meilleure leçon de composition des haies. Évidemment ce bocage n’est qu’utile en tant que modèle de mes cogitations! La richesse écologique et la valeur historique des lieux méritent protection.


Croissance cumulative, 1949 à 2010. 


Où sont donc les visionnaires qui avaient décidé de protéger le mont Royal? 

Des bocages cousins, tous deux sous pression: île Bizard et Pierrefonds.


La diversité est grande dans ces haies où se condense pour ainsi dire plusieurs milieux. La haie est un écotope hybride, spécifique au biome anthropique, qui mélange les influences de la forêt, de ses lisières et du milieu humain. L’espace à investir est étroit et l’armature principale de la haie, sa colonne vertébrale, est composée des grands arbres venant des forêts et boisés environnants. La haie échantillonne ainsi les semences des alentours et avec le temps elle s’enrichit d’espèces et gagne en complexité morphologique.




Les conditions environnementales particulières d’une jeune haie peuvent avoir un puissant effet de filtre sur les espèces qui peuvent y vivre. La température plus élevée que dans une forêt, le fort ensoleillement et l’humidité réduite opèrent tous une sélection des végétaux. Avec les décennies la haie se densifie, l’ombre régule la température, la litière de feuilles se décomposent et devient sol, etc. Avec le temps cela réduit l’effet de filtre ou d’entonnoir: la proposition paraît même inversée: la haie devient accueillante.



Je n’ai pas procédé à un échantillonnage complet des espèces ligneuses. Ce sera pour une autre fois ou pour quelqu’un d’autre. Il faudrait aussi songer à mesurer plus précisément la largeur des haies. Elles sont de grande taille! De visu et de mémoire, elles atteignent 6 ou 7m. Malgré la complexité de la morphologie on trouve, de chaque côté la structure végétale centrale, une déclinaison, du centre vers la limite extérieure, où on trouve les espèces à moindre développement: des espèces des lisières. La haie présente deux faces qui sont deux écotones écologiquement riches.



Avec 6 ou 7m. nous arrivons à une échelle écologiquement fonctionnelle. Avec quelque chose comme 5m, nous le serions alors aussi du point de vue de l’aménagement de nouveaux quartiers? C’est après tout une largeur comparable à beaucoup de ruelles ou à ces nombreux espaces peu valorisés le long des voies de circulation. La haie peut être vue comme une réponse à la question de la biodiversité urbaine devant la nécessité de la densification du bâti: elle est une écotope durable.




Enfouis sous la végétation, les murets de pierres sont une caractère agri-paysager hérité d’une autre époque. On en trouve aussi dans l’Ouest de l’île de Montréal d’ailleurs: historiquement ils étaient probablement présents partout. Ce sont des amoncellements ordonnés ou de simples empilements de pierres faits au centre de la bande herbacée qui séparaient les lots. Les haies se sont évidemment installées à travers les pierres là-dessus. Je propose plus loin d’incorporer dans de nouvelles haies ce type de micro-habitat pierreux intéressant pour la faune.



Ce n’est pas seulement la flore mais aussi l’entomofaune et l’avifaune qui trouvent en la haie un corridor intéressant. Des espèces de mammifères typiques des forêts de la région utilisent ces voies de communication: le tamia rayé (Tamias striatus) et l’écureuil roux américain (Tamiasciurus hudsonicus) sont des exemples assez probants de la validité écologique de la haie. 

Je n’ai pas vu d’écureuil gris (Sciurus carolinensis) par ici, ce sont les petits roux qui font le travail... Combien d’autres espèces de mammifères circulent ici? Renard, marmotte, lapin et petits rongeurs de toutes sortes, sans doute.


Fruit du caryer cordiforme (Carya cordiformis).

Composition en espèces

Les haies contiennent un bon nombre de frênes mais aussi de nombreux micocouliers (Celtis occidentalis) dont quelques grands spécimens et de nombreux juvéniles. Présente aussi le long des routes de l’île, l’espèce colonise naturellement les haies par l’avichorie. La reproduction spontanée de populations naturelles d’un arbre rare dans notre région, à la limite nord de sa répartition naturelle: ça mérite d’être souligné. La biodiversité c’est aussi la diversité génétique et ce sont les méta-populations des espèces qui en tirent profit. Les haies agissent comme des ponts qui traversent l’hétérogénéité de l’espace anthropique.


Semis du caryer cordiforme (Carya cordiformis).

Il y a bien quelques érables à Giguère* (Acer negundo) ici et là et, près des boisés, de rares érables à sucre (Acer saccharum). De nombreux ormes d'Amérique (Ulmus americana) dont la plupart n’atteignent pas leur grande taille familière (maintenant fantasmée!) Mentionnons aussi le caryer cordiforme (Carya cordiformis) avec, en plus, des juvéniles un peu partout.


Juvénile du micocoulier occidental (Celtis occidentalis).

Il est pas mal étonnant de ne pas trouver plus de cerisiers de Virginie (Prunus virginiana), ne serait-ce qu’en marge de la haie, dans la strate arbustive. Ces petits arbres colonisateurs semblent disparaître tôt d'un milieu qui a atteint la maturité. Par contre du côté des ses cousins de la famille des Rosacées il y avait bien des cerisiers tardifs (Prunus serotina), de plus rares pruniers noirs (Prunus nigra) et des sorbiers (Sorbus sp.). Comme il y avait des vergers ici autrefois les pommiers sauvages ne manquent pas.


Chèvrefeuille* (Lonicera sp.)

J’ai évidemment aussi vu des aubépines (Crataegus spp.) dont j'ai pu distinguer deux espèces différentes mais il y en a certainement plus. Ici et là quelques sumacs vinaigriers (Rhus typhina) inséraient l’ondulation de leurs cimes conjuguées dans les haies. De croissance clonale, ils forment ainsi des sections monospécifiques, souvent recouvertes de vignes des rivages et de vignes vierges. Notons que dans les boisés, plus frais et humides à cause de leur dimension ombragée, j’ai aussi vu pas mal de ménisperme du Canada (Menispermum canadense). Je l’ai aussi vu dans les haies les plus larges.


Viorne flexible (Viburnum lentago)

Encore du côté des arbres j'ai eu droit à des espoirs comblés et des surprises complètes. J’ai mentionné le caryer cordiforme j’ai trouvé aussi le caryer ovale (Carya ovata). Encore étonnant il y avait, ici et là, des noyers cendrés (Juglans cinerea) dont quelques grands individus. Quelques chênes à gros fruits (Quercus macrocarpa), moins nombreux que j’aurais cru et des tilleuls (Tilia americana), ceux-ci assez nombreux. Les espèces colonisatrices comme les peupliers deltoïdes (Populus deltoides), les peupliers baumiers (Populus balsamifera) ou les bouleaux (Betula sp., j’en ai vu qu’un seul) étaient rares et surtout en marge: de nouveaux arrivants suite à une perturbation sans doute.


Noyer cendré (Juglans cinerea).

Des arbustes, il y avait tout pour me plaire: j’ai eu la satisfaction de voir des cornouiller à feuilles alternes (Cornus alternifolia, certains de grande taille), quelques espèces de viornes (Viburnum spp.), des sureaux (Sambucus sp.), des ronces odorantes (Rubus odoratus) et des groseillier des chiens (Ribes cynosbati).


Sumac vinaigrier (Rhus typhina


Je ne me suis pas attardé à la strate herbacée. Notons tout de même des Symphyotrichum spp., dont l’aster à feuilles cordées (Symphyotrichum cordifolium), et quelques autres Astéracées. Avec la verveine à feuilles d’ortie (Verbena urticifolia) ces plantes sont ce qu’on appelle des apophytes: des espèces indigènes capables de s’adapter aux milieux anthropiques. Je n'ai pris que peu de photos ou de spécimens, mon attention devant se porter sur une autre échelle, celle du paysage et des strates arborées et arborescentes des haies rurales du coin.


Épipactis petit-hellébore* (Epipactis helleborine)


La constante perturbation (passage des humains et de la machinerie agricole) du pied de la haie empêche la croissance des espèces ligneuses tout en favorisant une strate herbacée composée d’une combinaison d’espèces apophytes et autres espèces synanthropiques, exotiques. 

Cela constitue un modèle intéressant pour la strate herbacée (le pied de haie) d’un écotone pour la biodiversité urbaine.


Groseillier des chiens (Ribes cynosbati)


Dans les milieux naturels vestiges de la région de Montréal l'omniprésence des nerpruns* (Rhamnus spp.) n’a rien pour étonner le naturaliste. Mais ils ne semblent pas avoir ici cette domination que l'on observe ailleurs dans les friches arbustives, les lisières de forêts ou les haies. Ils n'ont peut-être pas ici une grande surface nue à coloniser par clonage? Ce n'est qu'une impression mais cela mérite éclaircissement. Une haie mature semble tolérer ou accommoder (contrôler?) des nerpruns isolés qui ne débordent pas. Et c'était la même chose avec les quelques chèvrefeuilles* (Lonicera spp.), dont deux espèces étaient en fruits.


Cornouiller à feuilles alternes (Cornus alternifolia).

Les arbres sont sains. Sauf les inévitables cadavres des ormes, dont les chicots ont néanmoins une grande importance écologique, tant pour les insectes que les oiseaux. Il n'y avait pour ainsi dire que quelques fruits d'une aubépine qui étaient infestés d'une rouille (Gymnosporangium clavipes). Les feuilles étaient par ailleurs intactes.


Ronce odorante (Rubus odoratus)

Il semble qu'en l'absence de perturbation une haie compte une majorité d'espèces indigènes. Ou est-ce l’histoire particulière des lieux et des environs? Notons que les haies de l’Anse à l’Orme ont été « nettoyé » il y a quelques dizaines d’années et que les nerpruns y ont rapidement (leur taille uniforme indique cela) pris la place de nombreuses autres espèces fruitières. Les aubépines y gardent le pied toutefois!


Polygone virgule (Polygonia comma)

La diversité est grande dans les haies de l’île Bizard. Il s’agit d'une conjugaison d'espèces forestières et celles des lisières. La haie échantillonne à gauche et à droite les semences et elle s’enrichit d’espèces et de complexité morphologique. 


Ménisperme du Canada (Menispermum canadense)

La haie est un écotone à deux versants, une double lisière. Et ces versants diffèrent selon l’orientation, l’ensoleillement et l’humidité qui changent d’un côté à l’autre. La flore de chaque côté se distingue par ces facteurs abiotiques et module à son tour l’intensité de la lumière, de l’humidité ou de la température. Hors, qui dit flore différente, dit faune différente… avec le temps les interactions écologiques vont en croissant, l’écotope s’enrichit et les écotones s’organisent. C’est bien ce qui est arrivé dans les haies de l’île Bizard. 


Prunier noir (Prunus nigra)

À grande échelle ce bocage est assez bien connu. À l’échelle fine, la structure des haies (prises individuellement, car elles varient) et la diversité des espèces végétales ne semblent pas avoir fait l’objet d’étude spécifique. Pour ma part je n’ai fait qu’un échantillonnage sommaire et comme vous pouvez le constater le sujet est riche. Ces magnifiques vieilles haies sont autant de leçon d’une écologie possible en milieu urbain.


Aigremoine à sépales crochus (Agrimonia gryposepala).


Je ne sais pas ce qu’il restera de ces paysages dans 10 ou 20 ans. Le poids politique d’une éventuelle autoroute qui passerait ici laisse craindre le pire pour l’avenir de ce bocage. Entre le parc du cap Saint-Jacques et le parc nature de l’île Bizard il est vraiment trop bien situé! Pour l’instant, guère optimiste, je m’intéresse moins à une assez hypothétique conservation (que je souhaite évidemment) de ce bocage et des haies qu’à un rôle de modèle, adapté à une grille plus densément construite.


Lapin à queue blanche (Sylvilagus floridanus)

L’étude de ce bocage est utile en ce qu’il révèle le potentiel écologique de la transposition de certains de ses éléments. Après tout la trame urbaine de Montréal est une superposition de la grille agricole d’autrefois. Si les agriculteurs s’accommodent de ces haies et en tirent néanmoins profits et avantages, il doit bien y avoir intérêt à conserver ou installer des haies dans notre milieu plus urbanisé.






À suivre...

Commentaires

  1. Je n'avais pas compris avant de le lire ici que cet ouvrage visait l'utilité et la faisabilité des haies urbaines via le Champ des Possibles, lui-même un modèle à reproduire ailleurs.

    Cela renforcit mon désir de retourner au Champ des Possibles, avant son réaménagement, pour y regarder les haies avec un œil plus avisé.

    C'était une si belle idée...

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    1. Les haies sont générées spontanément en milieu anthropique parcellisé. Ce sont donc des formes paysagères pré-adaptées, "naturelles". Elles réduisent aussi les intentions décoratives, esthétiques d'un aménagement... surtout si on veut utiliser le terme "écologique" et le mot "biodiversité".

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  2. Réponses
    1. Commentaire apprécié, merci! Ne manquez pas la suite...

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